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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/293

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L’Abandonnée.

« Ah ! ma Susanne, entendis-je chuchoter Michel, jamais tu ne verseras d’autres larmes à cause de moi… »

Il s’est trompé… j’en ai versé d’autres à cause de lui !

Mais pourquoi s’arrêter à de tels souvenirs… maintenant ? maintenant surtout !

Michel et moi nous fîmes le vœu de nous appartenir l’un à l’autre. Il savait que son père ne lui permettrait jamais de m’épouser, et je me réjouissais de ce qu’il ne cherchât même pas à me bercer d’illusions. Moi-même je ne demandais rien ; je l’aurais suivi comme et où il aurait voulu. « Tu deviendras ma femme, me répétait-il, je ne suis pas Ivanhoë ; je sais que le bonheur ne se trouve pas chez lady Rovena. »

La santé de Michel se rétablit bientôt. Je ne pouvais plus aller chez lui, mais nos conventions étaient faites. Je vivais déjà tout entière dans l’avenir ; je ne voyais plus rien de ce qui se passait autour de moi : il me semblait glisser sur un beau fleuve uni et rapide au milieu d’un brouillard qui me voilait le rivage. Mais nous étions observés et surveillés. Je remarquais parfois les yeux méchants de mon beau-père ; j’entendais son rire odieux. Toutefois ces éclairs hostiles ne perçaient la brume que par intervalles… Je tressaillais alors ; puis aussitôt j’oubliais et je me laissais entraîner par le beau, le rapide courant.

Le jour fixé pour le départ de Michel arriva. La veille au soir (il devait revenir en cachette pour