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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/331

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L’Abandonnée.

lui, se soumit à cette coutume terrible avec la plus grande désinvolture ; il engagea l’officier qui portait la décoration de Stanislas à suivre son exemple, et cela d’un air poli, en inclinant toute la partie supérieure de son corps, comme s’il l’eût invité à prendre un rafraîchissement ; puis il souleva tour à tour chacun de ses enfants, en les enlevant lestement par dessous les bras, et les approcha du cadavre.

Éléonore Karpowna, quand elle se fut acquittée, elle aussi, de cette cérémonie, fit retentir l’église entière de ses gémissements ; mais bientôt après elle se calma, et murmura à plusieurs reprises : « Où est donc mon ridicule ? » Victor se tenait à l’écart ; toute son attitude semblait exprimer combien il se sentait au-dessus de ces simagrées-là, et comme quoi il voulait simplement observer les convenances. Ce fut le vieux monsieur en redingote de bouracan qui montra encore le plus de sensibilité. Il avait servi comme arpenteur, quinze ans auparavant, dans le gouvernement de Tambow ; depuis lors, il n’avait jamais revu M. Ratsch ; il n’avait pas même connu Susanne, mais il avait profité d’un moment favorable pour avaler au buffet de la maison mortuaire deux verres de rhum. Ma tante aussi était venue. Elle avait appris fortuitement que la morte était cette même jeune fille dont j’avais reçu la visite, et elle en avait éprouvé une émotion indescriptible ! Elle n’allait pas jusqu’à me soupçonner, me croyant incapable d’une mauvaise action, mais comment expliquer cet étrange concours de circonstances ? Elle