Aller au contenu

Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/332

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
316
L’Abandonnée.

supposait peut-être que Susanne s’était ôté la vie par amour pour moi.

Ma tante avait mis une robe très-sombre ; à genoux, l’air profondément contristé, et répandant des larmes nombreuses, elle pria en faveur de l’âme envolée, et plaça devant l’image de la mère de Dieu « consolatrice » un cierge d’un rouble. Amichka l’accompagnait ; elle pria aussi, mais tout en priant, elle m’observait d’un air effaré… Hélas ! le sentiment que j’inspirais à cette vieille fille n’était pas de l’indifférence ! En sortant, ma tante distribua aux pauvres réunis sur le seuil de l’église toute la monnaie qu’elle avait dans sa bourse, — plus de dix roubles.

Enfin, la cérémonie était achevée. On allait fermer le cercueil. Pendant l’office, je n’avais pas eu le courage de regarder en face le visage livide de la malheureuse Susanne ; chaque fois que j’effleurais des yeux sa physionomie, j’y croyais lire ce reproche : « Il n’est pas venu ! il n’est pas venu ! » Mais à la dernière minute, je n’y tins plus ; je jetai sur la morte un rapide regard. « Pourquoi, demandai-je mentalement en m’adressant à elle, as-tu fait cela ? » Et il me sembla entendre encore cette plainte : « Il n’est pas venu ! »

Quelques coups de marteau, et ce fut tout.