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L’Abandonnée.

empressement général. Les membres du « très-vénérable clergé » échangèrent des regards significatifs ; l’ancien officier des ponts et chaussées tapa sur l’épaule de M. Ratsch, l’appelant « bon patriote » et « l’âme de la compagnie ».

Nous nous acheminâmes tous ensemble. Arrivés à l’auberge, nous trouvâmes dans une pièce spacieuse, mais assez vide, deux tables entourées de chaises et couvertes de bouteilles, de plats et d’assiettes. L’enduit encore humide de la muraille, mêlant ses exhalaisons à celles de l’eau-de-vie et de l’huile de carême, agissait désagréablement sur les nerfs olfactifs et gênait la respiration.

Le suppléant du préposé à la police, comme ordonnateur, pria le clergé de prendre place au haut bout d’une des tables, où l’on avait accumulé des plats maigres ; puis les autres convives s’assirent, et la fête commença. J’emploierais volontiers un terme plus sérieux que « fête » ; mais nul autre ne répondrait aussi bien au caractère de la chose. Tout se passa d’abord assez tranquillement, et même avec une nuance de mélancolie ; les mâchoires travaillaient ferme, on buvait sec ; néanmoins des soupirs se faisaient encore entendre, soit qu’ils fussent causés par le plaisir de la bonne chère, soit qu’ils prissent leur source dans la tristesse.

Il s’engagea des conversations sur la brièveté de l’existence humaine, sur la fragilité des espoirs terrestres ; l’officier des ponts et chaussées conta une anecdote sur un sujet instructif, quoique militaire ;