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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/34

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cru qu’elle s’offrait à moi, que je l’avais devant les yeux… La science connaît ces métastases, ces déplacements de sensations. Fort bien ; mais la force qui produit de pareils effets demeure toujours un mystère inexplicable. « J’ai beau faire, pensai-je, j’ai vu de mes yeux mon vieux précepteur qui est mort. »

Le lendemain était le jour du bal à l’assemblée de la noblesse. Le père de Sophie passa chez moi et me rappela l’invitation que j’avais faite à sa fille. À dix heures du soir, j’étais à mon poste avec elle au milieu d’une salle bien éclairée, dansant des contredanses françaises au grondement terrible d’une musique militaire. Il y avait énormément de monde, beaucoup de dames, et d’assez jolies ; mais la palme entre toutes appartenait à ma compagne, bien qu’il y eût dans sa physionomie quelque chose de bizarre. Je remarquai que ses paupières ne s’abaissaient que très-rarement, et que l’expression de franchise de ses yeux rachetait à peine ce qu’ils avaient d’étrange ; mais elle était bien faite, et ses mouvements étaient gracieux, quoique timides. Lorsqu’en valsant sa taille se cambrait et qu’elle penchait son col délicat sur son épaule droite, comme pour s’éloigner de son cavalier, on n’aurait pu imaginer rien de plus jeune et de plus chaste. Elle était tout en blanc, avec une croix de turquoises attachée par un ruban noir.

Je l’invitai pour la mazurka et j’essayai de causer avec elle, mais elle me répondait par monosyllabes et comme à regret ; en revanche, elle écoutait avec