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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/43

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Enfin la femme parvint à lui ôter ses bottes, mais peu s’en fallut qu’elle ne tombât à la renverse. Sans s’arrêter, elle se mit à défaire les bandes de toile qui couvraient, au lieu de bas, les pieds de l’innocent. Il avait une plaie sur le cou-de-pied… Je quittai ma fente avec dégoût.

« Est-ce que vous ne prendriez pas une petite tasse de thé, mon bon père ? lui demanda humblement la maîtresse de poste.

— De quoi s’avise-t-elle ? répondit l’innocent ; choyer une guenille pécheresse… oh ! oh ! oh ! J’en voudrais briser tous les os, et elle… du thé ! Oh ! oh ! ma respectable bonne dame, Satan est fort chez nous… Sur lui tombe le froid, sur lui la famine, et les cataractes du ciel, les pluies qui transpercent ; mais il vit toujours… Souviens-toi du jour de l’intercession de la mère de Dieu ! Tu verras ce qui t’arrivera… Tu verras !… »

L’hôtesse poussa un léger soupir d’étonnement.

« Seulement écoute-moi. Donne tout, donne ta tête, donne ta chemise… On ne demande pas : donne toujours ! parce que Dieu te voit. Lui faut-il beaucoup de temps pour éparpiller ton toit ? Il t’a donné, le bienfaiteur t’a donné du pain… Mets-le dans le poêle… Oui, il voit tout, tout. Tu sais bien, l’œil dans le triangle[1]. À qui ? »

L’hôtesse se signa à la dérobée sous son fichu.

« Vieil ennemi, dur comme diamant ! s’écria

  1. L’œil céleste, qui se trouve dans un triangle sur la plupart des images grecques.