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Page:Tourgueniev - Étranges histoires (Étrange histoire ; Le roi Lear de la steppe ; Toc, Toc, Toc ; L’Abandonnée), 1873.djvu/74

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C’est dans l’état militaire que j’ai eu l’occasion d’en faire un apprentissage approfondi. » Si Gitkof eût été moins sot, il aurait compris qu’il n’avait précisément aucune chance d’arriver à cette place d’intendant, car il aurait fallu d’abord écarter l’intendant titulaire, un certain Lisinski, Polonais très-entendu et très-ferme, en qui ma mère avait toute confiance. Gitkof avait un long visage de cheval, couvert d’un duvet de poils jaunâtres qui partait de dessous les yeux. Par les plus grands froids, ce visage était inondé de gouttelettes de sueur. À l’approche de ma mère, il prenait la pose du soldat devant son officier ; la tête lui branlait de zèle ; ses énormes mains frémissaient le long de ses cuisses, et toute sa personne semblait dire : « Ordonne, et je m’élance. » Ma mère ne se faisait aucune illusion sur les moyens du personnage ; cela ne l’empêchait point de désirer un mariage entre Evlampia et lui.

« Mais en viendras-tu à bout, mon petit père ? » lui demanda-t-elle un jour.

Gitkof sourit d’un air d’assurance. « Que dites-vous, Natalia Nicolavna ? J’ai mené tout un bataillon ; je l’ai fait marcher comme le long d’un fil. Faire marcher une femme ! est-ce que ça vaut la peine d’en parler ?

— Il y a une différence, mon père, entre un bataillon de recrues et une jeune fille de sang noble, répondit ma mère avec un accent de mécontentement.