Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/110

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Vous vous tromperiez étrangement. J’ai même composé tout un drame imité du Manfred de Byron. Parmi mes personnages se trouvait un spectre : de sa poitrine ouverte sortait un flot de sang, et ce sang, remarquez-le bien, n’était pas le sien propre, mais celui de l’humanité entière !… Oui, oui, veuillez ne pas vous étonner !… C’était ainsi ! J’ai bien changé, n’est-ce pas ? Mais j’avais commencé à vous faire le récit de mon roman. Je fis la connaissance d’une jeune fille…

— Et vous avez cessé vos entrevues avec le tilleul ?

— Je les ai cessées. La jeune fille était d’une grande bonté, ce qui ne l’empêchait pas d’être très-jolie. Ses yeux étaient joyeux et limpides, sa voix avait un son argentin.

— Vous faites fort bien le portrait, dit Alexandra en souriant.

— Vous n’êtes pas indulgente, répondit Lejnieff. Cette jeune fille demeurait avec son vieux père… Du reste, mon intention n’est pas d’entrer dans de longs détails. Je vous dirai seulement qu’elle était douée de cette bonté expansive qui porte à donner une tasse de thé entière à celui qui n’en réclame qu’une demie… Trois jours après notre première rencontre, j’étais déjà tout flamme pour elle, et le septième jour je ne pus m’empêcher de confier mon amour à Roudine. Il faut absolument que les amoureux racontent leur secret. Je mis donc Roudine au courant de ma passion. J’étais alors complétement dominé par son influence, et cette influence m’était indubitablement salutaire