Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/111

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sous bien des rapports. Il fut le premier qui ne se détourna pas de moi, et il tenta de polir un peu ma nature. J’aimais passionnément Pokorsky, mais la pureté de son âme m’inspirait une sorte de crainte, je me sentais plus rapproché de Roudine. Initié à mon amour, il tomba aussitôt dans un enthousiasme inexprimable ; il me félicita, m’embrassa, se mit à me prêcher et à m’expliquer la gravité de ma nouvelle situation. Dieu sait comme je l’écoutais !… Vous connaissez vous-même le charme de ses discours ! Je me pris tout à coup d’une grande estime pour moi-même, j’affectai un air sérieux et cessai de rire. Je me rappelle que j’avais même commencé à marcher avec précaution ; on eût dit que je portais sur ma tête un vase plein d’un liquide précieux que je craignais de répandre… J’étais très-heureux, d’autant plus heureux qu’on était visiblement bien disposé pour moi. Roudine avait désiré faire la connaissance de celle que j’aimais, je crois même que c’est moi qui le poussai à se faire présenter…

— Ah ! je vois maintenant ce que vous avez contre lui ! s’écria Alexandra. Roudine vous a enlevé le cœur de cette jeune fille, et vous ne pouvez pas lui pardonner son succès. Je parierais que je ne me trompe pas.

— Et vous perdriez votre pari, Alexandra. Vous vous trompez. Roudine ne m’enleva pas l’affection de cette jeune fille, il n’eut même pas l’intention de me l’enlever, et pourtant il troubla mon bonheur, bien qu’à l’heure présente et en jugeant les événements de