Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/112

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sang-froid je dusse peut-être l’en remercier. Mais alors je faillis en devenir fou. Roudine n’avait aucune envie de me nuire, au contraire, mais par suite de cette maudite habitude de disséquer, à l’aide de la parole, chaque manifestation de sa vie propre et de celle des autres, de la fixer d’un mot, comme on fixe un papillon sur du papier avec une épingle, il se mit à nous dévoiler nos sentiments à nous-mêmes, à définir nos rapports, notre conduite, à nous forcer despotiquement à nous rendre compte de nos impressions et de nos pensées, et, passant de la louange aux réprimandes, il alla même, cela est à peine croyable, jusqu’à vouloir se mettre en tiers dans nos correspondances… Bref, il nous fit entièrement perdre la tête. Je ne pensais pas alors à épouser ma belle, mais nous aurions pu du moins passer ensemble quelques heureux instants, jouir de la vie nouvelle de nos cœurs. Des malentendus survinrent qui amenèrent des complications ridicules. Une démarche de Roudine termina mon roman. Il se persuada un beau jour qu’il avait à s’imposer, comme ami, le devoir sacré de prévenir le père de tout ce qui se passait, et il le fit.

— Est-ce possible ? s’écria Alexandra Pawlowna.

— Oui, et notez qu’il le fit avec mon consentement. N’est-ce pas le plus étonnant de l’affaire ? Je me rappelle encore à présent le chaos où se débattaient alors mes idées ; tout y tournait et s’y déplaçait comme dans une lanterne magique, le blanc me semblait noir, le noir me paraissait blanc ; le mensonge, la vérité, la