Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/127

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demie. Les étoiles venaient seulement d’apparaître dans les pâles et lointaines profondeurs du ciel ; il y avait encore des traces de feu à l’occident, et l’horizon s’y dessinait plus net et plus pur. Le croissant de la lune brillait comme de l’or à travers le réseau noir des bouleaux touffus. Les arbres environnants s’élevaient comme de mornes géants avec mille éclaircies pareilles à des yeux, ou bien ils se confondaient en une masse sombre et serrée. Pas une feuille ne s’agitait ; les hautes branches des lilas et des acacias s’allongeaient dans l’air tiède comme si elles prêtaient l’oreille à quelque voix secrète. La maison projetait son ombre sur le sol, et ses longues fenêtres éclairées tranchaient sur le fond obscur en taches rougeâtres. La soirée était paisible et silencieuse ; on eût dit qu’une aspiration contenue et passionnée s’exhalait mystérieusement de ce silence même. Roudine était debout, les bras croisés sur sa poitrine ; il écoutait avec une attention extrême. Son cœur battait avec force, et il retenait involontairement son haleine. Des pas légers et rapides se firent enfin entendre, et Natalie entra dans le bosquet.

Roudine se précipita au-devant d’elle et lui prit les deux mains. Elles étaient aussi froides que la glace.

— Natalie Alexéiewna, dit-il d’une voix sourde et émue, j’ai voulu vous voir… je ne pouvais pas attendre jusqu’à demain. Il faut que je vous dise ce que je ne soupçonnais pas, ce dont je ne me doutais même pas ce matin : Je vous aime !