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Il ne restait, depuis longtemps, que de faibles traces de cet étang d’Avdioukine auprès duquel Natalie donnait rendez-vous à Roudine. La digue s’était rompue depuis plus de trente ans et avait laissé les eaux s’écouler. On apercevait maintenant le fond plat et uni de ce ravin jadis recouvert d’un gras limon, et les débris de la digue rappelaient seuls l’existence de l’étang. Là s’était élevée autrefois une maison seigneuriale. De l’épais bouquet d’arbres qui entouraient la propriété disparue, on ne retrouvait plus que deux énormes pins au maigre et lugubre feuillage, qui murmuraient éternellement au souffle des vents.

La légende populaire rapportait qu’un crime épouvantable avait été commis au pied même de ces pins ; on disait encore que chaque arbre, en tombant, devait entraîner la mort d’un homme. Ainsi il y avait eu autrefois un troisième pin ; déraciné par l’orage, il avait dans sa chute écrasé une petite fille. Tout l’entourage du vieil étang passait pour un endroit hanté. Désert, nu, aride et sombre, même en plein jour, il empruntait une apparence encore plus désolée au voisinage d’un ancien bois de chênes depuis longtemps morts et desséchés. Au-dessus des buissons on voyait s’élever, à de rares intervalles, d’immenses troncs gris pareils à des fantômes. On frissonnait rien qu’à les regarder ;