Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/179

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nuages légers se confondent dans les hauteurs du ciel. Tout semble annoncer un temps magnifique.

Pigassoff se mit subitement à rire.

— Qu’est-ce qui vous prend donc, Africain Siméonowitch ? demanda Alexandra.

— Moins que rien. J’ai entendu hier un paysan dire à sa femme qui jasait à perdre haleine : « Allons, cesse de grincer. » Cette expression de « grincer » m’a beaucoup plu. Et, de fait, une femme est-elle capable de raisonner ! Vous savez que j’excepte toujours les personnes présentes. Nos pères étaient plus sages que nous. Dans leurs contes, la jeune fille est représentée assise sous une fenêtre ; elle a une étoile au front mais sa langue est muette. Cela devrait être encore ainsi. Jugez-en vous-même. Avant-hier la femme de notre maréchal du gouvernement vient me lancer à la tête (je m’y attendais aussi peu qu’à une décharge de pistolet) que mes tendances ne lui plaisent pas. Mes tendances ! Ne vaudrait-il pas mieux, je vous le demande, qu’une disposition bienveillante de la nature eût privé cette dame, et toutes ses sœurs, de l’usage pernicieux de leur langue ?

— Vous ne changerez jamais, Africain ; vous frappez toujours sur nous autres, pauvres femmes. Je suis presque tentée de vous plaindre de cette fâcheuse idée fixe comme je vous plaindrais d’un malheur.

— Malheur ! que dites-vous donc ? D’abord je ne connais dans le monde que trois malheurs : vivre