Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/192

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— Que tu as été gentil aujourd’hui, Michaël ! dit-elle en lui passant la main sur le front : comme tu as parlé avec esprit, avec noblesse ! Mais avoue que tu t’es laissé entraîner à défendre Roudine avec un peu d’exagération, de même que tu l’attaquais autrefois avec trop de cruauté.

— On ne frappe pas un ennemi à terre… et puis, dans ce temps-là, je pouvais craindre qu’il ne te tournât la tête, ajouta-t-il en souriant à son tour.

— Tu te trompais, répondit Alexandra avec bonhomie. Il m’a toujours semblé trop savant pour être dangereux ; j’avais peur de lui tout simplement, et sa présence me rendait interdite. Mais conviens que Pigassoff s’est assez méchamment moqué de lui ce soir.

— Pigassoff ? répondit Lejnieff. C’est précisément parce que Pigassoff était là que j’ai pris si chaleureusement le parti de Roudine. Il osait traiter Roudine de pique-assiette ! Il lui sied bien de parler ainsi des autres ! Sa conduite, à lui Pigassoff, n’est-elle pas cent fois plus blâmable ? Il a une position indépendante, il déverse le mépris sur chacun ; et pourtant, malgré toute sa prétendue misanthropie, il sait fort bien se cramponner après quiconque est riche ou considéré. Sais-tu que ce Pigassoff, qui injurie ses semblables avec tant d’acrimonie et qui déchire à si belles dents la philosophie et les femmes, sais-tu bien que ce même Pigassoff, lorsqu’il était au service, recevait volontiers des pots-de-vin et trempait dans des tripotages assez peu honorables ?