Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/224

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que je tombe dans la métaphysique, c’est mauvais signe ; aurais-je peur ? Mieux vaut raconter quelque chose. Le temps est humide, le vent souffle avec violence. Il m’est défendu de sortir. Que raconterai-je ? Un homme bien élevé ne parle pas de ses maladies ; écrire un roman n’est pas de mon ressort ; raisonner sur de graves sujets est au-dessus de mes forces ; la description des objets qui m’entourent ne m’offrirait aucun plaisir ; ne rien faire est ennuyeux ; lire me fatigue… Ah ! je vais me raconter ma propre vie. Quelle bonne idée ! Cette revue de soi-même est chose convenable avant la mort, et ne peut nuire à personne. Je commence.

Je suis né, il y a trente ans, d’une famille de propriétaires aisés. Mon père était un terrible joueur ; ma mère, une femme de grand caractère et très vertueuse, mais je n’ai jamais connu de femme dont la vertu causât moins de plaisir. Elle s’affaissait sous le poids de ses mérites et en fatiguait tout le monde, à commencer par elle-même. Pendant les cinquante années de sa vie, elle ne se reposa pas une seule fois, elle ne se croisa pas une seule fois les bras ; elle travaillait et s’évertuait comme une fourmi, mais sans aucune utilité, ce que nul ne dira d’une fourmi. Un ver infatigable la rongeait nuit et jour. Une fois seulement je la vis parfaitement tranquille, et cela dans son cercueil, le lendemain de sa mort. Aussi son visage me semblait-il vraiment exprimer un silencieux étonnement. On aurait dit que ses lèvres à demi fermées,