Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/225

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ses joues creuses et ses yeux paisiblement immobiles respiraient ces paroles : « Qu’il fait bon ne pas bouger ! » Oui certes, il est bon de se dépouiller enfin de l’accablante conscience de la vie, de la sensation continue et inquiète de l’existence !

Je grandis mal et sans joie. Mes parents me témoignaient de la tendresse ; mais la vie ne m’en était pas plus douce. Ouvertement adonné à un vice dégradant et ruineux, mon père n’avait aucune autorité dans sa propre maison. Il reconnaissait son abjection, et, n’ayant pas la force de renoncer à la passion qui le dominait, il cherchait du moins à mériter l’indulgence de sa femme par une soumission à toute épreuve. Ma mère supportait son malheur avec cette magnifique et fastueuse longanimité de la vertu dans laquelle respire tant d’orgueil et d’amour-propre. Elle ne faisait jamais de reproche à mon père ; elle lui donnait silencieusement le fond de sa bourse et payait ses dettes. Présente ou absente, il la portait aux nues ; mais il n’aimait pas rester à la maison, et il ne me caressait qu’en secret, à la dérobée, comme s’il eût craint de me porter malheur. Ses traits altérés avaient alors une telle expression de bonté, le rire fiévreux qui errait sur ses lèvres se changeait en un sourire si touchant, ses yeux bruns entourés de rides fines s’arrêtaient avec tant d’amour sur moi, que je pressais involontairement ma joue contre sa joue humide et chaude de larmes. J’essuyais ces larmes avec mon mouchoir ; mais elles recommençaient à couler sans