Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/257

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tout me disait assez clairement : cette jeune fille n’a pas le moindre amour pour vous. Je restai longtemps, bien longtemps, sans avoir la force de détacher mon regard de la porte immobile et muette qui avait reparu comme une tache blanche dans le fond du miroir. Je voulus sourire à ma propre image, mais ma mine allongée ne s’y prêta point. Je baissai la tête, m’en retournai à la maison et me jetai sur mon divan. J’avais un poids si affreux sur le cœur que je ne pus pleurer.

– Est-ce possible ? me répétais-je sans cesse, couché sur le dos comme un mort et les bras croisés sur ma poitrine ; est-ce possible ?… Que pensez-vous de mon « est-ce possible ? »

26 mars. – Dégel.

Lorsque j’entrai le lendemain, après de longues hésitations et en tremblant, dans le salon des Ojoguine, je n’étais déjà plus le même homme que celui qu’ils connaissaient depuis trois semaines. Toutes les anciennes manies dont j’avais commencé à me déshabituer sous l’influence d’un sentiment nouveau reparurent soudain, et reprirent possession de moi comme un maître de maison qui rentre chez lui. Et ce n’est pas étonnant : les êtres de mon espèce tiennent moins de compte des faits positifs que des impressions personnelles. Pas plus tard que la veille, j’avais encore rêvé aux « enthousiasmes de l’amour réciproque », et le lendemain déjà je ne doutais pas le moins du