Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/258

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monde de mon « infortune », et me considérais comme au comble du désespoir, quoique je n’eusse pas été en état de trouver le plus petit prétexte raisonnable à ma douleur. Je ne pouvais pas être jaloux du prince, car, quels que fussent ses mérites, son apparition seule ne suffisait pas pour détruire d’un coup toutes les bonnes dispositions de Lise à mon égard…

Cependant ces dispositions existaient-elles réellement ? Je me rappelais le passé. – Et la promenade au bois ? me disais-je. Mais l’expression de son visage dans le miroir ?… Eh bien ! continuais-je, il semblerait néanmoins que la promenade au bois… Mon Dieu ! quel être insipide je fais ! m’écriai-je enfin à haute voix. C’est ainsi que des pensées inachevées et à demi exprimées renaissaient mille fois en tourbillon informe pour bourdonner dans mon cerveau. À mon retour chez les Ojoguine, j’étais redevenu, je le répète, le même homme susceptible, soupçonneux et guindé que j’avais été dès l’enfance.

Toute la famille était réunie au salon. Besmionkof aussi était assis dans un coin. Tout le monde paraissait de bonne humeur. Ojoguine surtout était rayonnant ; il m’apprit dès la première parole que la veille le prince N… avait passé la soirée chez eux. Lise m’accueillit poliment. « Eh bien ! me dis-je, je comprends maintenant pourquoi vous êtes tous de bonne humeur. » J’avoue que la seconde visite du prince me surprenait. Je ne m’y étais pas attendu. Les gens qui me ressemblent s’attendent à tout au monde, excepté