Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/290

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d’elle ; mais je m’arrêtai soudain. Un pressentiment affreux me serrait le cœur. Lise ne remua point jusqu’à la fin des vêpres. Tout le monde était sorti, le sacristain se disposait à balayer l’église, Lise restait toujours clouée à sa place. Le petit cosaque s’approcha, lui parla bas et la tira par sa robe ; elle se retourna, passa la main sur son visage et sortit de l’église. Je la suivis de loin jusqu’à la maison et m’en allai chez moi.

– Elle est perdue ! m’écriai-je en entrant dans ma chambre. Je puis donner ma parole d’honneur que j’ignore encore aujourd’hui de quel genre étaient mes sensations d’alors. Je me rappelle que je me jetai sur mon divan et fixai les yeux sur le plancher en me croisant les bras. Je ne saurais dire si j’éprouvai quelque satisfaction au milieu de ma douleur. Je n’en conviendrais pour rien au monde si je n’écrivais que pour moi seul… Il est certain que j’étais déchiré de pressentiments pénibles et funestes… Et qui sait ? peut-être aurais-je été surpris si ces pressentiments ne s’étaient pas réalisés. « Tel est le cœur humain ! » s’écrierait maintenant d’une voix énergique un pédagogue de gymnase russe en levant en l’air son index graisseux orné d’une bague en cornaline ; mais que ferons-nous de l’opinion du pédagogue russe avec sa voix énergique et sa bague en cornaline ? Quoi qu’il en soit, mes pressentiments se trouvèrent justes. La nouvelle du départ du prince se répandit tout à coup dans la ville. On disait qu’il était parti à