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petit jour et puis un autre, et il n’y aura plus pour moi ni amertume ni douceur.

31 mars.

Je vais mal. J’écris ces lignes dans mon lit. Hier soir le temps a subitement changé ; aujourd’hui il fait chaud, c’est presque une journée d’été. Tout fond, coule et dissout. Une senteur de terre remuée se répand dans l’air ; c’est un parfum chaud, lourd et accablant. La vapeur s’élève de toutes parts. Le soleil vous pique et vous pénètre. Je vais mal. Je sens que je me décompose.

J’ai voulu écrire mon journal, et qu’ai-je fait ? J’ai raconté un seul épisode de ma vie. Je me suis trop laissé aller. Des souvenirs effacés se sont éveillés et m’ont entraîné à leur suite. J’ai écrit sans me hâter. Je suis entré dans mille détails, comme si j’avais encore des années devant moi, et voilà que le temps me manque pour continuer. La mort, la mort approche. J’entends déjà son crescendo menaçant… Il est temps… il est temps !…

Et pourquoi regretter ? Qu’importe ce que je conte ? Cela ne revient-il pas au même ? À la vue de la mort disparaissent les dernières vanités terrestres. Je sens que je m’apaise, que je deviens plus simple et plus naturel. C’est trop tard !… Chose étrange ! je m’apaise certainement, mais en même temps… je suis saisi de terreur…, de terreur, oui. À moitié penché sur l’abîme silencieux et béant, je frémis, je me détourne,