Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/33

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— Je les passe sous silence, répondit Pigassoff. En général, toutes les jeunes filles sont affectées au plus haut degré dans l’expression de leurs sentiments. Qu’une demoiselle s’effraye, par exemple, ou se réjouisse, ou se chagrine, elle commencera sans faute par donner à sa taille une cambrure élégante (ici Pigassoff se recourba d’une manière difforme et étendit les bras), puis elle s’écrie : Ah ! ou bien elle se met à rire ou à pleurer. Il m’est cependant arrivé (Pigassoff se mit à rire avec complaisance) de rencontrer un jour l’expression d’une sensation véritable, non contrefaite, et cela chez une jeune fille remarquablement affectée.

— Comment est-ce donc arrivé ?

Les yeux de Pigassoff brillèrent.

— Je lui ai enfoncé par derrière un pieu dans le côté. Elle jeta un cri perçant, et moi de lui dire : Bravo ! bravo ! Voilà la voix de la nature, voilà un cri naturel ! Tenez-vous-y à l’avenir.

Tout le monde éclata de rire.

— Quelles bêtises dites-vous là, Africain Siméonowitch ? s’écria Daria Michaëlowna. Est-ce que je vais croire que vous avez donné des coups de pieu dans le côté d’une jeune fille ?

— C’était un pieu, ma parole d’honneur ! un très-grand pieu, dans le genre de ceux qu’on emploie pour la défense des forteresses.

— Mais c’est une horreur ce que vous dites là, monsieur ! s’écria mademoiselle Boncourt en jetant