Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/57

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elle n’est pas dans ce monde ; le mot s’y trouve, il est vrai, mais la chose n’y est pas.

— Fi donc, fi ! s’écria Daria Michaëlowna. Comment n’avez-vous pas honte de parler ainsi, vieux pécheur que vous êtes ? Il n’y a pas de vérité ! À quoi bon alors vivre en ce monde ?

— Dans tous les cas, répondit aigrement Pigassoff, il vous serait plus facile de vivre sans la vérité que sans votre cuisinier Stepane, qui est passé maître dans son art. Et dites-moi, de grâce, qu’avez-vous donc besoin de la vérité ? Peut-elle servir à arranger des chiffons ?

— Plaisanter ainsi n’est pas répondre, interrompit Daria Michaëlowna.

— Je ne sais si la vérité crève les yeux[1], mais il paraît que c’est ce que fait la sincérité, murmura Pigassoff en retournant avec colère dans son coin.

Quant à Roudine, il parla de l’amour-propre et avec grand sens. Il prouva que l’homme sans amour-propre est nul, que ce sentiment est le levier d’Archimède avec lequel on peut déplacer le monde, mais qu’en même temps celui-là seul est digne du titre d’homme qui sait maîtriser son amour-propre, comme le cavalier son cheval, et sacrifie sa personnalité au bien général. L’égoïsme, ajouta-t-il, est le suicide. L’homme égoïste se dessèche comme l’arbre solitaire et sans fruits ; mais l’amour-propre, comme

  1. Allusion au proverbe russe : « La vérité crève les yeux. »