Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lejnieff se mit en devoir de saluer.

— Adieu, monsieur Lejnieff, pardonnez-moi de vous avoir dérangé.

— Vous ne m’avez pas dérangé, répondit Lejnieff en sortant.

— Qu’en pensez-vous ? demanda Daria Michaëlowna à Roudine. J’ai entendu dire que c’était un original, mais cela dépasse les bornes.

— Il souffre de la même maladie que Pigassoff, répondit Roudine : le désir d’être original. L’un se pose en Méphistophélès, l’autre en cynique. Il y a dans tout cela beaucoup d’égoïsme, beaucoup d’amour-propre, peu de vérité, et peu d’amour. C’est aussi dans un autre genre une espèce de calcul. On prend le masque de l’indifférence et de la paresse pour faire dire aux autres : — Voilà un homme qui a bien des talents qu’il cache en lui ! Mais regardez-y bien, — il ne possède aucun talent.

— Et de deux ! dit Daria Michaëlowna, vous êtes un homme terrible pour la définition. On ne peut vous échapper.

— Vous croyez ? répliqua Roudine. Du reste, continua-t-il, pour être juste, je ne devrais plus parler de Lejnieff. Je l’ai aimé !… aimé comme un ami… Puis, à l’occasion de différents malentendus…

— Vous vous êtes brouillés ?

— Non, nous ne nous sommes pas brouillés ; nous nous sommes quittés, et, selon toute apparence, quittés à jamais.