Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reste, je ne suis pas tout à fait fixé sur la pensée fondamentale. Jusqu’à présent, je ne me suis pas encore assez rendu compte de la signification tragique de l’amour.

Roudine parlait souvent et volontiers de l’amour. Dans les commencements, mademoiselle Boncourt tressaillait et dressait l’oreille au mot « amour » comme un vieux cheval de bataille au son de la trompette, puis elle s’y était habituée, et maintenant elle pinçait seulement ses lèvres et prenait du tabac, lentement et par intervalle, dès qu’elle entendait le mot sacramentel.

— Il me semble, reprit timidement Natalie, que le tragique dans l’amour ne peut être représenté que par l’amour malheureux.

— Nullement, répliqua Roudine, ce serait plutôt le côté comique de l’amour… Mais il faut poser cette question d’une manière tout à fait différente… Il faut creuser plus profondément ce grave sujet… L’amour ! continua-t-il, — tout y est mystère : la manière dont il se manifeste, dont il se développe et dont il disparaît. Tantôt il se montre tout à coup joyeux et éclatant comme le jour, tantôt il couve longuement comme le feu sous la cendre, pour remplir le cœur de flammes soudaines, tantôt il se glisse dans l’âme comme un serpent pour s’en échapper aussitôt… Oui, oui, c’est une bien grande question. D’ailleurs, qui est-ce qui aime de notre temps ? Qui sait aimer ? — Roudine devint pensif et rêveur.