Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/12

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

en Sibérie par Cathérine la Grande et poussé au suicide ! Pouchkine et Lermontoff tués en duel ! Griboiedoff assassiné ! Bielinski, le plus grand critique, Solovioff, le plus grand philosophe, et Tchekhoff, le plus grand novelliste, emportés prématurément par l’impitoyable climat ! Herzen, Saltikoff, Tchernitchevski et Kropotkine condamnés à l’exil ! Dostoïevski condamné aux mines, damnatus ad metalla, et passant ses meilleures années dans la « Maison des morts » ! Plescheeff, Pisareff, Maxime Gorki, condamnés à la prison ! tous surveillés, traqués et d’ailleurs voués sous un régime hostile à une vie de maladie et de misère.

Dans cet illustre martyrologe, dans cette lutte pour l’affranchissement de la pensée et de la conscience, Tourguéneff, quoi qu’on en ait dit, occupe lui aussi une place d’honneur. Il a connu lui aussi la prison. Il a été exilé dans ses terres. Il a été placé sous la surveillance de la police. Et s’il a souffert moins que d’autres des rigueurs du pouvoir, c’est qu’il a mis la frontière entre lui et la police. M. Haumant, dans son excellent livre sur Tourguéneff, plaisante le pauvre grand homme sur la manie de la persécution qui l’obsédait. En vérité je ne vois pas là, matière à plaisanterie ! Et n’est-ce donc rien que d’avoir été condamné pendant trente ans aux amertumes de l’exil ? Hors de sa patrie, il a continué de combattre le bon combat. Par son chef-d’œuvre, les Récits d’un Chasseur, comme le proclamait hier encore un juge peu suspect, le Prince Kropotkine, proscrit lui aussi, Tourguéneff a éveillé la conscience nationale, il a porté un coup décisif