Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/120

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et qu’ils s’ennuyassent visiblement. Ils ne savaient littéralement que devenir. Ils commencèrent par parler de Goubaref, qui venait de retourner à Heidelberg et qu’il fallait rejoindre ; puis ils firent de la philosophie, effleurèrent la question polonaise ; vint ensuite le tour de la roulette et des anecdotes scandaleuses ; la conversation s’engagea enfin sur les hommes remarquables par leur force, leur obésité et leur voracité. Les plus vieilles histoires revinrent sur l’eau. On cita le diacre qui avait fait le pari d’avaler trente-trois harengs ; le soldat qui rompait sur son front un nerf de bœuf ; ce fut à qui en conterait de plus belles. Pichtchalkin lui-même dit, en bâillant, qu’il avait connu en Ukraine une paysanne qui pesait, le jour de sa mort, plus de six cents livres, et un propriétaire qui déjeunait avec trois oies et un esturgeon ; Bambaéf ne manqua pas l’occasion de tomber en extase ; il déclara qu’il était lui-même capable de consommer un mouton entier pourvu que les sauces fussent bonnes, et Vorochilof avança quelque chose de si colossal que tous se turent, se regardèrent dans le blanc des yeux, prirent leur chapeau et se dispersèrent. Resté seul, Litvinof voulut s’occuper, mais sa tête était comme pleine de vapeurs, il ne put rien faire et perdit encore sa soirée. Le lendemain matin, il s’apprêtait à déjeuner, lorsqu’il entendit frapper à sa porte. « Mon Dieu, pensa-t-il, voici encore un de mes amis d’hier, » et ce ne fut pas sans émotion qu’il dit : Herein ! La porte s’ouvrit doucement et