Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/140

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— Je vous fuis, Irène Pavlovna !

— Oui, vous…

Irène paraissait très émue, presque irritée.

— Vous vous trompez, je vous assure.

— Non, je ne me trompe pas. Comme si ce matin, quand nous nous sommes croisés, je n’avais pas vu que vous m’aviez reconnue ? Dites, ne m’avez-vous pas reconnue, dites ?

— Vraiment, Irène Pavlovna…

— Grégoire Mikhailovitch, vous êtes un homme sincère, vous avez toujours dit la vérité ; dites-moi, vous m’avez bien reconnue ? Vous vous êtes détourné avec intention ?

Litvinof considéra Irène. Ses yeux brillaient d’un éclat étrange ; on voyait ses joues et ses lèvres blêmir sous son voile. Il y avait dans l’expression de son visage et le son entrecoupé de sa voix quelque chose d’irrésistiblement désolé et suppliant… Litvinof ne put feindre davantage.

— Oui… je vous ai reconnue, répondit-il avec effort.

Irène frissonna et laissa lentement tomber ses bras.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas approché de moi ? murmura-t-elle ?

— Pourquoi… pourquoi !… Litvinof quitta l’allée, Irène le suivit en silence. — Pourquoi ? répéta-t-il, et son visage s’enflamma subitement, et un mouvement de colère étreignit sa poitrine et sa gorge. — Vous !… vous me le demandez, après ce qui s’est