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CHAPITRE XIV


Litvinof trouva chez Irène assez de monde. Dans un coin étaient assis à une table de jeu, trois des généraux du pique-nique : l’obèse, l’irascible et le doucereux. Ils jouaient le whist avec un mort et notre vocabulaire n’a pas de termes pour rendre la gravité avec laquelle ils donnaient les cartes, ramassaient les levées, entraient en trèfle, en carreau ; c’étaient vraiment des hommes d’État ! Laissant aux roturiers, aux bourgeois, les plaisanteries qui accompagnent ordinairement le jeu, MM. les généraux ne prononçaient que les mots sacramentels ; il n’y avait que l’obèse qui se permît, entre deux levées, de proférer énergiquement : « Ce satané as de pique ! » Parmi les dames, Litvinof reconnut celles qui avaient fait partie du pique-nique ; mais il y en avait d’autres qu’il n’avait jamais vues. Il y en avait une si vieille qu’on avait peur qu’elle ne tombât en poussière ; elle étalait des épaules décolorées, effrayantes, livides, et, la bouche cachée par son éventail, elle lorgnait langoureusement Ratmirof avec des yeux de trépassée. Celui-ci était auprès d’elle aux petits soins : on avait pour elle une grande