Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/189

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meura immobile, une de ses mains avait seulement saisi une longue fougère et la balançait machinalement en cadence. Le bruit de pas rapprochés le tira de son assoupissement : deux charbonniers, avec d’énormes sacs sur les épaules, descendaient le sentier escarpé.

— Il est temps, murmura Litvinof.

Il suivit les charbonniers, alla à la gare du chemin de fer et expédia un télégramme à la tante de Tatiana, Capitoline Markovna. Il l’informait de son départ immédiat, et lui donnait rendez-vous à l’hôtel Schrader, à Heidelberg.

— Puisqu’il faut en finir, pensait-il, finissons-en vite sans remettre au lendemain.

Il entra ensuite dans la salle de jeu, dévisagea deux ou trois joueurs avec une curiosité hébétée, remarqua de loin l’occiput difforme de Bindasof, le front solennel de Pichtchalkin, et, après être resté un moment sous la colonnade, il se dirigea, sans se presser, vers la maison d’Irène. Ce n’était pas un sentiment subit et involontaire qui l’y conduisait : décidé à partir, il était également décidé à lui tenir parole, à la revoir une dernière fois. Il entra dans l’hôtel sans être vu par le suisse, monta l’escalier sans rencontrer personne ; il poussa machinalement la porte, entra sans frapper dans le salon. Irène était assise dans le même fauteuil, dans le même costume, dans la même posture. Il était évident qu’elle n’avait pas changé de place, qu’elle n’avait pas bougé tout ce temps. Elle releva len-