Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/228

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— Cependant il s’éloigna en frappant du talon selon son habitude. Litvinof faillit courir après lui : il lui prit une envie extrême de tordre le cou à cet insolent. Les événements des derniers jours avaient dérangé ses nerfs : un peu plus, il aurait pleuré. Il but un verre d’eau froide, ferma sans motif tous les tiroirs des armoires, et alla chez Tatiana.

Il la trouva seule ; Capitoline Markovna était allée faire des emplettes. Tatiana était assise sur un divan, tenant des deux mains un livre qu’elle ne lisait pas, et dont probablement elle ne savait même pas le titre. Elle ne bougea pas, son cœur eut seulement de violents soubresauts, et on voyait frémir la collerette blanche qui entourait son cou.

Litvinof se troubla. Il s’assit toutefois auprès d’elle, lui dit bonjour, avec un sourire qu’elle lui rendit en silence. Elle l’avait salué à son entrée avec plus de politesse que d’amitié, sans le regarder. Il lui tendit la main ; elle lui livra ses doigts glacés mais les retira aussitôt et reprit son livre. Litvinof sentit qu’il ne ferait que blesser Tatiana en entamant l’entretien par un sujet banal ; comme d’habitude, elle n’exigeait rien, mais tout en elle disait : « J’attends, j’attends. » Il fallait accomplir la promesse. Or, quoiqu’il n’eût pas pensé à autre chose toute la nuit, il n’avait pas préparé une seule phrase et ne savait réellement pas comment rompre ce cruel silence.

— Tania, commença-t-il enfin, je vous ai dit