Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/232

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Tatiana le regarda encore une fois.

— Je ne vous accuse pas, Litvinof, je ne vous condamne pas. Je suis d’accord avec vous : la plus amère vérité est préférable à ce qui s’est passé hier. Quelle vie maintenant serait la nôtre !

— Quelle vie sera maintenant la mienne ! se dit douloureusement Litvinof.

Tatiana s’approchait de la porte de la chambre à coucher.

— Je vous prie de me laisser seule un moment, Grégoire Mikhailovitch ; nous nous verrons encore, nous causerons encore. Tout cela a été si inattendu ! Il me faut prendre des forces… Laissez-moi… ménagez ma fierté. Nous nous reverrons…

Et, disant ces mots, Tatiana se retira rapidement, en fermant derrière elle la porte à clef. Tout étourdi, Litvinof sortit dans la rue ; quelque chose de sombre et de lourd s’était enraciné au plus profond de son cœur ; l’homme qui doit en égorger un autre doit éprouver une pareille sensation, et en même temps il se sentait enfin débarrassé d’un fardeau pénible. La générosité de Tatiana l’avait anéanti ; il sentait vivement tout ce qu’il perdait, et pourtant le dépit se mêlait au remords : il était attiré vers Irène comme vers l’unique refuge qui lui restait, et il s’irritait contre elle. Depuis quelque temps, et chaque jour davantage, les sentiments de Litvinof devenaient plus complexes et plus enchevêtrés ; cette confusion le torturait, l’aigrissait, il s’égarait dans ce chaos. Il n’était plus avide que d’une chose :