Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/31

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mouvaient dans un monde très différent de ce qui l’entourait en ce moment. Il était Russe ; on l’appelait Grégoire Mikhailovitch[1] Litvinof.

Il nous faut faire connaissance avec lui et, par conséquent, raconter brièvement son passé, vide d’ailleurs d’incidents compliqués.

Fils d’un petit employé appartenant à la caste marchande, il fut élevé dans un village. Sa mère était d’extraction noble, bonne, exaltée et ne manquait pas d’énergie ; plus jeune de vingt ans que son mari, elle acheva selon ses forces d’en faire l’éducation, le tira de l’ornière des bureaux, calma et adoucit son caractère rude et brutal. Grâce à elle, il commença à s’habiller proprement, à se tenir avec convenance, à ne plus jurer, à estimer la science et les gens instruits, quoique, bien entendu, il ne s’avisât jamais de lire ; il était parvenu même à marcher moins vite et à s’entretenir d’une voix dolente d’objets élevés, ce qui ne lui avait pas coûté peu de peine. Parfois le naturel reprenait le dessus et il marmottait entre ses dents quand quelqu’un l’impatientait : « Ah ! que je le rosserais volontiers ! » mais il ajoutait aussitôt à voix haute : « Oui, sans doute… c’est une question à considérer. » La mère de Litvinof avait mis sa maison sur un pied européen ; elle ne tutoyait pas ses domestiques et ne permettait pas qu’on mangeât gloutonnement à sa

  1. On a la coutume en Russie d’associer à son nom le souvenir de son père. Mikhailovitch veut dire : fils de Michel.