Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/32

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table. Quant à sa terre, ni elle, ni son mari n’avaient su jamais l’administrer : elle était fort négligée, mais très étendue, contenant des prairies, des bois, un lac sur le bord duquel il y avait naguère une fabrique, créée par un seigneur plus zélé qu’expérimenté, florissante entre les mains d’un rusé marchand, et tombée en décadence après avoir passé dans celles d’un honnête entrepreneur allemand. Madame Litvinof se contentait de ne pas se ruiner et de ne pas faire de dettes. Malheureusement, elle n’avait pas de santé et mourut d’étisie l’année même de l’entrée de son fils à l’Université de Moscou. Des circonstances que le lecteur apprendra dans la suite, empêchèrent Grégoire Litvinof de terminer ses cours ; il rentra dans la province, où il végéta quelque temps sans occupations, sans relations, presque sans connaissances. Il avait trouvé peu de bienveillance parmi les gentilshommes de son district, beaucoup moins pénétrés de la théorie occidentale des maux qu’entraîne l’absentéisme, que de la vérité de notre vieux proverbe oriental : Rien n’est plus près de ton corps que ta chemise — et qui le firent enrôler de force parmi les volontaires patriotiques de 1855. Litvinof faillit périr du typhus en Crimée, où, sans apercevoir un seul « allié, » il demeura six mois dans une hutte de terre au bord de la mer Putride ; il remplit ensuite une des charges électives dans sa province avec les désagréments habituels, et, à force de vivre à la campagne, il se prit de passion pour l’agriculture. Il comprit que