Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/78

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versait la chambre, le regardait froidement comme une table ou une chaise, haussait les épaules et croisait les bras ; ou bien, durant toute une soirée, en s’adressant même à Litvinof, elle affectait de ne pas le regarder, lui refusant même l’aumône d’un coup d’œil ; ou enfin elle prenait un livre et ne le quittait plus, fronçait le sourcil, se mordait les lèvres ; et puis, tout à coup, elle demandait à haute voix à son père ou à son frère comment se dit en allemand : patience. Il essaya de se désensorceler de ce cercle où il s’épuisait en vain comme un oiseau pris dans un piège : il quitta Moscou pendant une semaine. Mais il faillit en devenir fou de désespoir et d’ennui et revint chez les Osinine tout pâle et défait. Par une singulière coïncidence, Irène avait aussi visiblement maigri pendant son absence ; son visage avait un peu jauni, ses joues s’étaient creusées ; elle ne l’en accueillit pas moins avec un redoublement de froideur, se faisant une joie maligne de la lui bien marquer, comme s’il avait encore augmenté la mystérieuse offense dont il s’était rendu coupable envers elle. Elle le tourmentait ainsi depuis deux mois, lorsque tout vint à changer : l’amour éclata comme un incendie, se répandit comme une pluie d’orage. Un jour — il se souvint longtemps de ce jour — il était de nouveau assis à une fenêtre dans le salon des Osinine, regardant sans but dans la rue ; un cruel dépit le rongeait, il se méprisait lui-même et ne pouvait pourtant pas s’arracher de sa place. Si une rivière eût coulé