Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/10

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bizarrerie, l’entêtement d’un amour-propre blessé et le caprice obstiné d’une grande dame.

Mais presque toujours la souffrance morale que la vue d mal fait éprouver est plus dans l’observateur qui l’analysa que dans la victime qui en ressent les effets : chez celle-ci, l’apathie, l’imitation, l’habitude prise la rendent insensible, et l’amour-propre lui-même s’en mêle singulièrement. Ainsi, dans le chapitre des Deux seigneurs de village, on voit un serf prendre parti pour le seigneur qui l’a fait battre, et s’enorgueillir du châtiment qu’il a reçu à l’idée de l’honneur qui en revient à son maître. Mais l’auteur excelle surtout à montrer comment ce sentiment indomptable de la liberté naturelle sait lui-même se faire sa part’ jusque dans la servitude. Le cadre qui lui fournit son sujet le conduit à mettre en scène à chaque pas ces hommes à tempérament énergique et à caractère indiscipliné, qu’aucun obstacle n’empêche de suivre leur instinct, et qui vivent comme l’outlaw, au milieu des bois, dans l’indépendance la plus absolue. Dès le début de son livre, et sans que cet idéal paraisse en rien exagéré à ceux qui, comme nous, ont pu observer quelques faits du même genre, il nous représente le serf réalisant dans son intérieur toutes les conditions de la liberté, de l’aisance, de la dignité personnelle, du savoir acquis par l’expérience. Malheureusement ces exemples ont toujours le tort de ne pas conclure, puisqu’ils restent des exceptions sociales qu’aucune garantie n’accompagne ; mais ils expliquent du moins la manière dont les mœurs corrigent une mauvaise institution, et donnent ainsi maison qui, malgré tout, la fait se maintenir et se pèrer. Aussi le moraliste est-il sévère et impitoyable pour la classe il laquelle il appartient, toutes les fois qu’elle abuse de son privilège exorbitant ; car il est à remarquer que dans toutes ses inven-