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86 Menomns

I — Eh quoi ! mon oncle, n’avez-vous pas vous-même bien souvent daigné....

— Je sais, je sais ce que tu vas nous chanter. Eh bien ! oui, sans doute, l’homme doit vivre selon la justice et la droiture, et il doit venir au secours des défaillances du prochain. Il y a des cas où il faut payer, sans balancer, de sa personne. Mais est-ce toujours bien honorablement que tu agis ? Ne te fais-tu pas mener au cabaret ? hein ? Ne te faistu pas régaler, saluer, cajoler ? dis ! Ne souffres-tu pas qu’en te suppliant ces malheureux te glissent dans la main un tselkove ou un billet bleu ? Est-ce vrai ? voyons, est-ce vrai ?

— Pardon, là, j’ai tort, pardon, pardon ! Mais je ne reçois jamais rien des pauvres ; non, des pauvres, jamais, jamais un son ni quoi que ce soit.

— Jusqu’à présent non, je le crois, mais cela viendra. Et d’ailleurs, ne viens pas me dire que tu ne prends pour clients que de petits saints. Mais qu’es-tu devenu tous ces jours-ci, Mitia ?

’ — Je suis allé à la ville.

— Bien ; tu as joué au billard, pris le thé six fois le jour, gratté sur plus d’une guitare, tlairé l’air des greiïes, composé des suppliques dans les arrière-chambres, et tu t’es bien pavané avec des fils de marchands. Est-ce bien cela ? dis.

—Q’a bien été, oui, à peu près comme cela, mon oncle, dit en souriant le beau Mitia. J’ai rencontré Fédocie Mikhaïlovna.. — Quelle Fédocie ?

— Eh ! la Fédocie de M. Garpéntchénko, du seigneur qui a acheté Mikoulino aux enchères. Fédocie est de Mikoulino. Elle a vécu à Moscou de son aiguille comme couturière, et elle payait très-bravement une redevance annuelle de cent quatre-vingt-deux roubles cinquante kopecks. Elle est habile dans son état ; on lui faisait beaucoup de commandes ; elle était heureuse à Moscou. M. Garpéntchénko l’a fait venir au village, et il la retient sans lui donner aucunes fonctions. Elle voudrait se racheter ; elle en a parlé au maître, mais