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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 101

fixe ; de petits nuages blancs arrondis erraient dans l’air à une grande hauteur et se miraient dans l’eau ; les roseaux avaient des mouvements et des murmures que ne provoquait aucun vent ; l’étang, en de certains endroits semblable à un bel acier poli, s’imprégnait de soleil resplendissant. Déjà enfin nous faisions nos dispositions pour regagner le village, quand tout à coup il nous arriva une chose assez fâcheuse. Nous aurions dû remarquer depuis longtemps que l’eau montait toujours au fond de notre radeau ; Vladimir fut chargé de nous en débarrasser au moyen d’une sébile dérobée à tûut événement par mon prévoyantErmolaï à une femme qui bayait aux corneilles. L’opération marcha bien tant que Vladimir futzélé dans ses fonctions. Mais à la fin de notre chasse, et comme pour nous dire adieu, harles, piettes, sarcelles et barboteurs s’élevèrent en nuages si épais et si fréquents que nous ne trouvions plus le temps de recharger. Dans la fin de notre fusillade, nous perdîmes si bien de vue l’état de notre embarcation que, par suite d’un mouvement trop vif d’Ermolaî, qui, penché sur le bord pour saisir le corps expirant d’un maître canard, fit incliner le radeau, celui-ci puisa l’eau largement, et descendit avec majesté sur un basfond. Nous criâmes tous à la fois : « Doucement ! ·· mais il était trop tard ; en deux minutes, nous avions tous de l’eau jusqu’au menton, et nos victimes innombrables, en flottant tout autour de nous, venaient innocemment nous couper la respiration. A présent, je ne puis sans rire me rappeler la piteuse mine de mes pauvres compagnons, et il est probable que la mienne ne valait guère mieux ; car, au moment même de ce bain, il ne m’est guère venu à l’idée de rire. Chacun de nous tenait son fusil au-dessus de sa tête, et Soutchok, sans doute par habitude d’imiter, tenait aussi en l’air sa longue perche. Ce fut Ermolaî qui le premier rompit le silenœ. ’

Pouah, vociférait-il en crachant sur l’eau ; voilà une noyade abominable ! C’est ta faute, vieux démon, dit-il avec colère à Soutchok, avec ton prétendu radeau.... Pouah ! — Pardon, marmotta le vieillard.

— Et toi, reprit Ermolaî en s’adressant à Vladimir, toi,