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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/121

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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 105

allume en paraissant douter un moment d’elle-même, comme la lumière d’une bougie que la main déplace avec précaution. En de pareilles journées toutes les couleurs sont adoucies et claires sans être éclatantes ; tout porte le cachet d’une touchante modestie. Ces jours-là les chaleurs sont parfois très-fortes, au point même que les champs en pente exhalent une vapeur particulière ; mais le vent chasse et dissipe la chaleur qui s’est accumulée ; ainsi des souffles tourbillonnants, symptôme indubitable d’un beau fixe durable, glissent en hautes colonnes blanches dans les chemins et sur les Iguèrets. L’air sec et pur exhale par bouffées un parfum d’absinthe, de seigle et de sarrasin. Aucune humidité ne règne dans l’atmosphère jusqu’à une heure après minuit. Telles sont les journées d’été après lesquelles soupire le laboureur, dès que le temps de la moisson est venu.

C’était un jour pareil que je chassais aux perdrix dans le district de Tchensk, qui fait partie du gouvernement de Toula, et je tis très-bonne chasse ; ma gibecière était tellement chargée que la courroie me coupait cruellement l’épaule en m’oppressant la poitrine. Mais les feux du soir venaient de s’éteindre, et dans l’atmospl1ère encore lumineuse commençaient à s’épaissir et à se répandre des ombres qui, pour mon corps échauffé à l’excès par une chasse si active, étaient froides et pouvaient n’être pas sans danger ; aussi me décidai-je- à regagner le logis. Je traversai à très-grands pas un immense terrain semé de buissons et de taillis ; je gravis un monticule, et de là, au lieu d’une plaine que j’avais souvent parcourue, d’un petit bois à droite et d’une église villageoise dans le lointain, je vis, tout contrairement à mon attente, des lieux qui m’étaient complètement inconnus. A mes pieds s’étendait une plaine étroite ; droit devant moi s’élevait comme un mur une épaisse remblaie ; je m’arrêtai tout ébahi : « Hé ! hé ! pensais-je, je ne me reconnais plus ici ; allons, j’aurai trop appuyé à gauche. » Et je descendis lestement du monticule. A peine arrivé au bas, je me sentis enveloppé d’une humidité fort maligne ; c’était comme si j’eusse pénétré dans de vieux souterrains. Les herbes hautes et serrées qui se trouvaient au fond du vallon étaient