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i30 MEMOIRES

Il s’était déjà écoulé trois bonnes heures depuis que je m’étais approché de ces enfants et que j’écoutais leurs propos. Tout harassé que j’étais, il me semble que je leur aurais consacré encore trois heures d’attention ; mais le silence était bien établi. La lune parut ; je ne la remarquai pas tout d’abord, tant elle était étroite et de mesquine proportion. Cette nuit sans clair de lune n’en était pas —moins magniûque, -comme toutes les nuits de la saison. Mais déjà beaucoup d’étoiles avaient incliné vers l’extrémité sombre du ciel, après avoir occupé un point si élevé sous la grande voûte. Tout se fut dans l’air et sur la terre, comme il arrive toujours aux premières heures qui suivent minuit ; tout s’endormit d’un sommeil immobile et puissant. L’air Ame parut bien moins imprégné de senteurs, et une vague humidité erra dans les basses régions de l’atmosphère...-Les nuits d’été ne sont pas longues. Les feux s’endormirent en même temps que les esprits des cinq jeunes garçons. Les chiens profitaient du calme de notre groupe ; les chevaux, autant du moins que je pouvais les apercevoir aux faibles et vacillantes clartés que projetaient les étoiles, étaient tous étendus de la plus grande longueur de leur robuste corps. Mes paupières s’appesantirent.... et.... je passai en une seconde de la veille au sommeil.

Une fraîche et légère brise courut sur mon visage. J’ouvris les yeux.... L’ombre était attaquée et repoussée vers l’est ; ce n’était pas encore la vermeille aurore, mais déjà c’était l’aube. Tout devint visible à travprs les ténèbres émues et inquiètes. Le ciel gris blanc s’éclairait, froidissait, bleuissait ; les étoiles chatoyaient comme le diamant sous la gaze et disparaissaient ; la terre dégageait sa moiteur superficielle, les feuilles transpiraient doucement aussi ; quelque part, je ne saurais dire ou, il se Bt entendre des sons, je ne puis dire quels sons, des voix sans doute, les premiers sons, les premières voix de la vie encore endormie ; une brise onctueuse, la brise matinière, passa errante, capricieuse, en effleurant la terre. Mon corps la salua par un léger et voluptueux frissonnement.... Je me levai lestement et allai vers les enfants ; ils dormaient comme des corps