Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/149

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

D’UN SEIGNEUR RUSSE. 133

G’était un convoi funèbre. Sur le devant d’une télègue attelée d’un seul cheval qui marchait au pas, était assis un vieux prêtre ; le sacristain, placé à côté de lui, guidait ; derrière le chariot, quatre paysans, tète nue, portaient un cercueil recouvert d’un linceul de toile blanche : deux femmes suivaient ; La voix faible et plaintive de l’une d’elles arrivait jusqu’à moi. J’écoutai.... Elle paraissait dire quelque chose ; il était triste d’entendre au milieu de ces campagnes peu ’ habitées cette cantilène monotone, saccadée par la douleur. Mon cocher poussait en avant, il tenait à dépasser vite ce cortége ; on sait que c’est-un mauvais présage de rencontrer un convoi funèbre sur son chemin. Il réussit, en effet, h dépasser le carrefour avant que le mort fût parvenu à la route que nous parcourions ; mais nous n’en étions pas à cent pas, que tout à coup notre chariot reçut un fort ébranlement ; il craqua et’fut au moment de verser. Mon homme arrêta les chevaux trop bien lancés pour la circonstance, fit de la main’ un geste de dépit et cracha à ses pieds.

Qu’est-ce qu’il y a donc là ? ~• demandai-je. Il mit pied a terre sans répondre et sans montrer aucune hâte.

Mais qu’est-ce que c’est donc ? répétai-je. — L’essieu est cassé, brûlé, » répondit-il maussadement ; et il rajusta l’arc et le harnais du timonier avec une brusquerie si, folle que l’animal faillit tomber sur le flanc ; cependant il tint bon, s’ébroua, se secoua, et se mit bien tranquillement à se mordiller la jambe au-dessous du genou : J’étais descendu ; je me tins sur la route, tant soit peu ému de la déconvenue. La roue du côté droit était aux deux tiers inclinée en dessous du chariot, et semblait désespérée de soutenir en l’air, à ses dépens, la petite roue de devant ’ du côté gauche.

Que faire, à présent ?

— Voila ce qui en est cause l dit mon cocher en montrant du manche de son fouet le convoi, qui avait déjà tourné l’anglo du carrefour et approchait de nous. J’ai toujours vu ça ainsi ; c’est un présage sûr, la rencontre d’un mort.... oui. » Et il se mit à tour monter de nouveau le timonier, qui,