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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 149

— Pai su trop tard.... Mais ce qui doit nous arriver est écrit. Martyne ne devait pas plus durer qu’il n’a duré, c’est réglé ainsi ; à ceux qui n’ont pas demeurer vivants, le soleil refuse sa chaleur et le pain même fait reproche ; se sent appelé ailleurs. Dieu fasse grâce à l’àme de ce brave homme !

—Y a-t-il longtemps qu’on vous a colonisés dans nos pays ? ’

— Non, il y à quatre ans, dit Kaciane avec un peu d’agitation. Du vivant de notre feu maître, nous vivions tous sans rien prévoir, et voilà que la tutelle nous a dépaysés. Notre ancien maître était une bonne âme, un homme doux et pieux.... Dieu le reçoive en son paradis ! La tutelle a examiné, délibéré, disposé ; elle a eu ses raisons certainement, et tout cela devait se faire ainsi.

— Où demeuriez-vous auparavant ?

— Nous demeurions sur la Metcha, à la Belle-Metcha. — C’est loin d’ici’ ? ’

— A cent verstes.

- C’était mieux là-bas ?

— Ohl bien mieux. Là ce sont des campagnes découvertes, de grandes rivières ; c’était notre nid. Ici c’est étroit et c’est sec.... Ici nous sommes des orphelins. Là-bas, à Belle-Metcha, on gravit une colline, et, Seigneur Dieu, quelle vue on a ! Rivière, prairies, forêts ; ici une église, là encore de vastes prés. On voit loin, loin, loin, mais si loin, vrai.... Ici, c’est vrai aussi, la terre est meilleure, c’est de l’argile, de la bonne et belle argile, disent les paysans.... mais pour moi il y a toujours assez de blé partout. — Avoue pourtant, frère, que tu voudrais bien être dans ton pays.

- J’y réfléchirai ; car, au fait, on est bien partout. Je suis sans famille et point casanier. Eh quoi donc, quand je suis si peu à la maison.... Lorsqu’on va, on va, ajouta-t-il en élevant la voix, on se sent plus léger en vérité ; le soleil nous réchauffe mieux ; nous sommes plus sous les yeux de Dieu, ’ et dans le cœur ça chante des chants plus doux. Je vois croître l’herbe, je l’épie, j’y reviens, je l’arrache, elle est à