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150 MÉMOIRES I

moi. L’eau, une bonne eau, tu la goûtés, tu remarques l’eau et aussi l’endroit. Les oiseaux chantent, ah !... Mais c’est à Koursk surtout.... des steppes, quelles steppes ! voilà des endroits faits pour l’admiration, pour la joie de l’homme ! voilà où l’on se donne du large, voilà une bénédiction de Dieu ! Les steppes vont, à ce qu’on dit, jusqu’aux mers chaudes ou vit l’oiseau gamai¢run’aux chants délicieux ; la le feuillage des arbres ne tombe ni l’automne ni l’hiver, et — il vient des pommes d’or sur des arbustes d’argent, et les hommes vivent dans l’abondance et la justice.... J’au1·ais fini par aller là.... Et suis-je donc allé en si peu de lieux ? Pai vu Romène, j’ai vu Simbirsk, la belle cité ; j’ai vu Moscou, la ville aux coupoles d’or ; j’ai visité l’Oka, nourrice des populations ; la Tsna, douce colombe, et maman Volga ; et combien j’ai vu d’hommes, de bons et pieux paysans ! et combien j’ai traversé d’honnêtes villes ! et je serais allé aussi la-bas.... et alors.... et déjà... Et je ne suis pas le seul pécheur ; beaucoup de paysans chaussés de laptis errent dans le monde, à la recherche du vrai.... oui.... Et que gagne-t-on à rester chez soi ? Oh ! il n’y a pas de justice dans l’homme.... voilà ce qu’il y a.... »

Ces derniers mots avaient été prononcés par Kaciane avec volubilité et fort peu distinctement. Il ajouta plusieurs autres phrases qui m’ont décidément échappé tout à fait ; mais ce qui me frappait surtout, c’était l’expression étrange qu’avaient prise ses traits. Il y avait là quelque chose de si peu conforme à ce que nous voyons et entendons tous les jours dans nos campagnes, que le mot de Iourodivetz me vint dix fois sur les lèvres. Après qu’il se fut reposé quelques moments et, qu’il eut légèrement toussé, il parut revenir doucement à des idées plus riantes, et dit :

Quel beau soleil !... Seigneur, quelle bénédiction que la lumière de ton soleil ! et quelle bonne chaleur dans ce bois ! ·· Après une minute de silencieuse extase, il fut profondément distrait ; il ne me voyait plus, il chantait ; mais ne se servant pas de la voix pour être entendu, il ne prononçait 1. Oiseau merveilleux des légendes populaires.