Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/232

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mare à canards ; u-n puits, oui, un seul, et dans un état dé- 1 plorable. Est-ce que vous n’ave.z pas ~pu trouver un autre emplacement ? Un chasseur m’a raconté quYon a ôté à cœ malheureux d’anciennes chènevières qui étaient leur seule ressource. ’ ’ · ; ·, — i ’

— Et que voulez-vous qu’on fasse avec le cadastre ?·me répondit Mardari Apollonovitch. Ah ! ce cadastre, je l’ai là. (Il s’appuya avec force la main droite sur la nuque.) Et je ne présage, moi, rien de bon de ce fameux cadastre. Si je leur ai ôté des chènevières, si je ne leur ai pas creusé de viviers,

o’est que.... enfin ce sont là, n’est-ce pas, des choses....

-que je saisfort bien moi-même. Je suis, voyez-vous, moi, , monsieur, un homme simple, un homme d’autrefois ; ce qu’on faisait avant moi, je le fais ; le seigneur est seigneur, le paysan est paysan : voilà toute ma règle. ·· V A des arguments si clairs et si convaincants, il n’y avait certainement rien à répondre.

Et puis, reprit-il, dans cet endroit dont vous parlez, ce sont de mauvais paysans ; ce sont dg paysans mis au ban du domaine. Il y a là deux familles surtout que feu mon père n’aimait point et qu’il ne pouvait pas souiïrir.... Je ne l’ai pointëoublié ; et j’ai, voyez-vous, toujours fait cette remarque, que, si le pèreest voleur, le fils aussi est voleur ; pensez là-dessus ce qu’il vous plaira ; Oh ! le sang ! le sang est tout ! », i ’

Le vent était tout à fait tombé. De temps en temps, il passait quelque faible brise ; un de ces légers courants, en venant expirer contre la maison devant laquelle nous étions assis, apporta à notre ouïe un bruit de coups mesurés et nombreux, partant, soit de l’écurie, soit des remises que nous avions à notre droite. Mardari Apollonovitch portait à ses lèvres sa soucoupe remplie, et déjà il allait élargir du double ses narines, opération sans laquelle on sait qu’aucun ’ vrai Russe pur n’aspirerait son thé avec plaisir ; mais il s’arrêta, prêta l’oreille, hocha la tête, ingurgita une cuillerée, et, plaçant la soucoupe sur la table, prononça avec un sourire de grande bonhomie, et comme s’il accompagnait involontairement de la voix les sons tels quels que nous enten-