Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/251

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grit, fit sa retraite dans un petit coin, et se mit bien modestement, bien silencieusement à bourrer sa pipe… Il fumait beaucoup…




XV.


La femme de province et son neveu l’artiste.


Donnez-moi la main, cher lecteur, et venez avec moi faire une petite visite de bon voisinage. Le temps est beau ; l’azur du mois de mai est doux à contempler ; les jeunes feuilles lisses des aubiers brillent comme si on venait de les laver avec soin. La route large et unie est toute couverte de cette gentille et fine herbette à tige rougeâtre que les brebis aiment tant à brouter ; à droite et à gauche, sur les versants prolongés des collines, se balancent mollement les seigles en herbe, et sur leur houle glisse l’ombre des petits nuages fugitifs. Dans le lointain, les bois brunissent, les étangs resplendissent, les villages se dessinent en jaune ; les alouettes s'envolent par centaines, chantent en l’air, s’abattent tout à coup avec ensemble, et allongeant le cou çà et là, ressortent des guérets et y disparaissent tour à tour. Les freux s’arrêtent, stationnent sur la route, regardent fixement le sol, se rangent pour vous livrer passage, ou s’envolent lourdement à dix pas, sur le bord du chemin. Sur des montées au delà d’un ravin, un laboureur est à la charrue ; un poulain pie à queue pauvre de crin, à crinière ébouriffée, hissé sur des jambes grêles, court après sa mère, et l’on entend à peine son hennissement plaintif. Nous entrons dans un bocage de bouleaux ; une senteur à la fois fraîche et forte saisit agréablement l’odorat. Nous arrivons devant une barrière d’enceinte. Le cocher descend, les chevaux s’ébrouent, le timonier joue de la queue en appuyant la mâchoire contre l'arc qui domine le collier… la barrière s’ouvre en criant. Le cocher se rasseoit et touche ; nous roulons.