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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/252

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Un village s’offre à nous ; après avoir passé devant cinq ou six clos, nous tournons à droite, nous descendons rapidement, et nous cheminons bientôt sur une digue. Au delà d’un étang de médiocre étendue, derrière des pommiers et des massifs de lilas, s’élève un toit de planches jadis peintes en rouge et à deux cheminées ; le cocher passe le long d’une palissade, à gauche, et aux aboiements sifflants et cassés de trois vieux chiens de basse-cour émérites, nous franchissons une porte cochère toute grande ouverte, nous circulons dans une vaste cour ; mon homme salue gaillardement une bonne vieille ménagère qui sort obliquement de l’office pour franchir un seuil haut de dix-huit pouces, et arrête enfin devant le perron à auvent d’une sombre petite maison à joyeuses fenêtres. Nous sommes chez Tatiane Borissovna… Mais la voici elle-même qui ouvre son vasistas et nous salue de la tête. Bonjour, bonjour, madame !

Tatiane Borissovna est une femme d’environ cinquante ans ; elle a de grands yeux pers un peu saillants, le nez un peu épaté, la joue vermeille et un menton à deux étages. Sa physionomie reluit de douceur et de bonté. Elle a eu un mari mais si peu de temps qu’on ne se rappelle pas l’avoir connue autrement que veuve. Elle ne sort presque point de son petit domaine, entretient fort peu de relations avec ses voisins, ne reçoit guère et n’aime que la jeunesse. Elle est née de gentilshommes fort pauvres et n’a reçu aucune éducation, en d’autres termes, elle ne parle pas français, et n’a pas vu, je ne dis pas Pétersbourg, mais Moscou… Eh bien, malgré ces taches, elle s’arrange d’une manière si simple et si sage dans sa vie de campagne, elle à une manière si large de penser, de sentir, de comprendre les choses, elle est si peu accessible aux mille faiblesses ordinaires des pauvres bonnes dames de la province, qu’en vérité on ne peut s’empêcher de l’admirer. En effet, songez qu’elle vit là toute l’année au village, tout isolée, et qu’elle reste étrangère à tous les caquets de la localité, ne crie pas, ne mord pas, ne s’indigne point, ne suffoque point, ne frémit point de curiosité… Envie, jalousie, aversion, engouement, inquiétude