Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/264

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rantes, fureurs d’amour. Tatiane Borissovna courbait le dos, la pauvre dame, et tremblait de tous ses membres.

« C’est étonnant, me disait-elle un jour, quelles chansons on compose aujourd’hui ! c’est comme des rages. De mon temps, on les faisait tout à fait autrement ; c’était gai de chanter et d’entendre chanter. Il y avait, c’est vrai, des romances un peu tristes ; eh bien, celles-là même se faisaient entendre sans donner de secousses ; par exemple :


Viens, viens me voir dans la prairie
Où je souffre à t’attendre en vain ;
Viens, prends par le bois, ma chérie,
Mes pleurs ont lavé ton chemin.
Ne dis pas demain, mon amie,
Je meurs, il serait tard demain. »


Et Tatiane Borissovna souriait doucement, délicatement, quand dans la chambre voisine le neveu rugit ces mots :

Je sou ou ouu ouffre… je sou ou ou ouffre ; oh ! tout l’enfer !…

— Finis, finis, Andreoucha, » je t’en prie.

Absente et pourquoi ? ma tête se perd, l’enfer te dis-je…

Tatiane Borissovna branla la tête avec chagrin. « Oh ! ces artistes ! ces artistes ! » dit-elle, et elle se calma.

Il s’est passé un an de la sorte. Béelozorof, jusqu’à ce jour, demeure chez sa tante, mais, il est vrai, toujours annonçant qu’il se prépare à regagner Pétersbourg. En attendant, il a pris à la campagne un embonpoint excessif. J’ai bien envie de faire confidence à mes lecteurs d’un fait peu croyable ; il est toujours plus sage de rejeter ce qui manque de vraisemblance ; n’importe, cette fois je me risque. Sachez donc que Tatiane Borissovna est toute âme et tout cœur pour Andreoucha, et que les demoiselles de tout le district, oui, les demoiselles… sont la plupart folles de ses talents, de ses manières, des grâces de sa personne, et, il n’y a pas à s’y tromper, folles… d’amour !

La plupart des anciennes connaissances de Tatiane Borissovna ont cessé de lui faire visite.