Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/277

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Oh ! alors, tu t’asseyais à la fenêtre, tu fumais ta pipe tout rêveusement, ou bien tu feuilletais une grosse livraison bien déprimée, bien malpropre, de quelque revue russe, apportée de la ville prochaine par l’arpenteur, encore un pauvre diable tel que toi. Comme tu goûtais alors toute pièce de vers, tout conte, toute nouvelle ! avec quelle facilité les auteurs de ces choses te faisaient venir les larmes aux yeux ! avec quel plaisir tu riais ! avec quel sincère amour des hommes, avec quelle noble sympathie pour le bon et pour le beau, ton âme pure et virginale s’enflammait à des fictions plus ou moins ingénieuses, plus ou moins empreintes de vraie sensibilité !

Il faut tout dire : tu ne te distinguais pas par une bien vive intelligence ; la nature t’avait doué de peu de mémoire, la force d’attention, la curiosité érudite te manquaient ; à l’université, tu étais réputé l’un des plus tristes étudiants ; aux leçons, tu dormais ; aux examens, tu gardais un solennel silence… Mais qui avait les yeux étincelants de joie, qui, au succès, au triomphe d’un camarade, perdait la respiration à force de bonheur ? c’était Avenir. Qui croyait aveuglément à quelque haute vocation de ses amis ? qui les prônait avec extase, les défendait avec emportement ? qui était entièrement étranger à l’envie, à la haine, à la vanité ? qui était prêt à s’immoler sans arrière-pensée ? qui se soumettait volontiers à des gens si loin de le valoir par le cœur et par le caractère ? Toujours toi, toujours toi, notre bon et cher Avenir !

Il m’en souvient, c’est avec un cœur brisé que, partant pour une condition[1], tu te séparas de tes camarades ; de fâcheux pressentiments te tourmentaient ; et, à la campagne, dans ta position dépendante, tu dois avoir eu bien du mal, car tu n’avais là personne à écouter avec une pieuse attention, personne que tu pusses admirer ou aimer ! Tous, stepniaks purs[2] et seigneurs terriers civilisés, ne voyaient en toi qu’un précepteur, un homme de rien ; les uns te parlaient grossièrement, les autres te parlaient peu ou point. Pour surcroît de

  1. Pour occuper un emploi, remplir quelque fonction chez un particulier.
  2. Stepniak, campagnard du voisinage des steppes, et qui vit exclusivement de la vie locale, sans se soucier des grandes villes.