Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/278

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malheur, tu manquais d’assurance ; tu tremblais, tu rougissais, tu te mouillais de sueur, tu bégayais ; tu perdais tout moyen de conquérir ta vraie place. L’air pur des champs n’a pas même eu la puissance de rétablir ta santé ; tu coulais comme une misérable chandelle de suif, mon pauvre ami ! Ta chambre s’ouvrait sur le jardin ; les merisiers, les pommiers, les tilleuls semaient sur ta table, sur ton écritoire, sur tes livres et sur tes papiers leurs fleurs légères ; à la paroi pendait un petit coussinet de soie bleu pour la montre qui, le jour des adieux, t’avait été donnée en souvenir par une bonne et sensible Allemande, gouvernante aux yeux bleus, aux longs repentirs blonds. Quelquefois tu avais la visite d’un ancien ami de Moscou, qui te jetait dans des extases infinies en te lisant des pièces de vers, dont quelques-unes étaient de lui-même ; mais l’isolement habituel, mais l’insupportable servitude de l’état d’instituteur, l’impossibilité d’en jamais sortir, mais les interminables hivers de neuf mois qui commencent et finissent dans la boue, mais une maladie persistante… Pauvre, pauvre Avenir !

Je me fis présenter à M. Gour Kroupianikof sans lui dissimuler que j’avais été attiré chez lui par mon désir de revoir mon ancien camarade d’université ; il ne m’accompagna pas, mais il eut la complaisance de me faire conduire à la chambre d’Avenir Sorokooumof. Hélas ! cette visite eut lieu bien peu de temps avant sa mort ; il ne pouvait déjà presque plus sortir. M. Gour ne l’avait pas chassé de sa maison, mais il avait cessé de lui donner aucun appointement ; c’est qu’il avait loué un autre précepteur pour Zeozia… Fofa avait été mis au corps des cadets.

Avenir se tenait près de sa fenêtre, enfoncé dans un vieux fauteuil à la Voltaire. Le temps était superbe. Un ciel d’automne étendait joyeusement son azur sur une ligne rouge et sombre de tilleuls dépouillés de leur feuillage, dont les restes, déteints en un beau jaune d’or, grelottaient sans force du côté opposé au nord. La terre, mordue déjà plusieurs fois par les gelées blanches, transpirait sous chaque rayon de soleil. Ces rayons obliques et vermeils se glissaient, rampaient à travers les herbes pâlies ; un faible et mystérieux craque-