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Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/29

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D’UN SEIGNEUR RUSSE. 13

dans les villages une petite télègue d’une forme particulière. Dans ce chariot est un homme en cafetan, qui vend des faux. Au comptant, il prend un rouble, et un quart ou un tiers, souvent la moitié en sus, s’il vend à crédit.] ! va sans dire que tous les paysans lui prennent crédit sa marchandise. Deux ou trois semaines après, il reparaît et exige son argent ; le paysan ne fait que de rentrer son avoine, et conséquemment il a de quoi s’acquitter ; il va au cabaret, ou il règle ses comptes avec le trafiquant. Il s’est trouvé des seigneurs qui ont eu la lumineuse idée•d’acheter, argent comptant, les faux et de les céder au prix coûtant à leurs pay- ’ sans ; en bien ! ceux-ci, au lieu de remercier le maître, se sont montrés sombres et tout consternés ; on les avait privés’du plaisir de frapper sur la faux, d’écouter le son du métal vibrant, de tourner l’instrument en tout sens, et de dire vingt fois au trafiquant Filou-Ficelle : « Hé ! hé ! mon petit, ça ne vaut pas grand-chose ;· ça sonne fêlé ; celle-ci a une paille. » La même comédie a lieu lors de l’emplette des faucilles, avec cette différence qu’alors les femmes s’en mêlent, et mettent quelquefois l’industriel dans la nécessité de les rosser pour leur apprendre à vivre.

Khor m’apprit qu’il est une autre circonstance ou les femmes ont bien plus à souiïrir de leur folie. Les pourvoyeurs des papeteries confient l’achat du chiiïon à des gens qu’en de certains districts on appelle assez communément aigles. Ces aigles reçoivent de leur patron une somme d’argent, et s’élancent à la poursuite de leur butin. Mais, au · ’ rebours de ce que fait le noble oiseau dont le chiffonnier usurpe le nom, il ne fond pas ouvertement, hardiment sur l’objet de sa recherche ; il a recours à la ruse et à la perfidie. Il laisse son chariot quelque part dans les broussailles, à peu de distance du village, et il arrive furtivement par les mares, par les arrière-cours, comme un passant, comme un pauvre ou un vagabond. Les femmes devinent, en quelque sorte par le flair, la présence de l’aigle, et elles viennent à sa rencontre. Le marché est vite fait ; une baba, pour quelques sous, livre à l’aigle non-seulement toutes les guenilles mises au rebut dans la chaumière, mais parfois la IE