Page:Tourgueniev - Mémoires d’un seigneur russe.djvu/307

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« Iakof !… » dit le Dîkï-Bârine en lui posant sur l’épaule une main frissonnante d’émotion ; et il ne put proférer une syllabe de plus.

Nous étions tous comme pétrifiés par enchantement. Le rival de Jacques se leva, s’avança vers lui :

« Tu as gagné… oui… gagné, » dit-il avec un trouble pénible à voir ; et il sortit en hâte du cabaret.

Ce mouvement rapide, cette porte qu’il ouvrit et referma avec promptitude, mit fin à l’enchantement qui tenait comme paralysés les esprits et les corps ; tout le monde se mit à parler bruyamment et joyeusement. Obaldouï fit un saut de trois pieds de hauteur, balbutia quelques mots, fit mouliner ses grands bras comme les ailes d’un moulin à vent ; Morgatch approcha en boitant du virtuose et lui donna des baisers ; Nikolaï Ivanytch se détacha de sa cloison et déclara solennellement qu’il ajoutait un second litre gratis à celui de l’enjeu conquis par Iachka ; le Dîkï-Bârine rit d’un bon franc rire que je ne m’attendais pas à rencontrer sur son visage ; le paysan se rencogna dans la pénombre de l’angle et s’essuya de ses deux manches les joues, les yeux, le nez et la barbe, en murmurant : « Ah ! bien, bien, pardieu, que c’est bien ! que je ne sois qu’un fils de chien si on trouve que ce n’est pas bien ! » Et la femme de Nikolaï Ivanytch, se sentant rouge d’émotion, se leva et disparut. Jacques jouissait comme un enfant de sa victoire, que je permets à d’autres d’appeler vulgaire, mais qui ne l’est point à mes yeux. Sa physionomie était transfigurée ; ses regards surtout réfléchissaient un haut degré de bonheur. On le prit sous les bras et à la taille, pour l’amener devant le comptoir. J’aimai à le voir appeler près de lui le paysan en guenilles et en larmes, et dépêcher à son concurrent le jeune fils du cabaretier, qui ne put malheureusement le retrouver nulle part… Et on commença de trinquer. Obaldouï, toujours importun, voulut sur l’heure obtenir de Jacques la promesse de chanter encore, de chanter jusqu’à la nuit.

Je regardai encore une fois avec une grande attention le triomphateur, et je sortis. J’aurais craint, en demeurant là, de gâter des impressions que je tiens à conserver dans leur